J’use inconsciemment de tous les stratagèmes pour m'éviter de mener une vie conventionnelle. Il existe pourtant, près de huit heures
par jour, un monde auquel on ne peut échapper, si l’on veut avoir la chance de se plaindre d'être imposable, se nourrir, fumer, acheter occasionnellement de la drogue, chialer
sur sa misérable existence, confortablement affalé sur son canapé d’angle
acheté en trois mensualités chez Conforama.
Le monde du travail. Ce triangle des Bermudes où votre
nature profonde et vos humeurs se doivent de rester au portique, alors que vous le savez très bien, vous êtes le héros d’une vie riche et bouleversante
qui mériterait une adaptation cinématographique mise en scène par Xavier Dolan
ou Terence Malick.
Dans la vraie vie je traine mes semelles sur la moquette
entachée du siège d’un grand magasin parisien. Notre force en plus d’être
centenaire et d’avoir, à mon avis la plus belle surface de vente du monde, est
d’échapper encore un peu à un rachat du Quatar. J’ai eu la chance d’arriver à
la toute fin d’une époque où les entreprises signaient des CDI sans craindre d’être
pris en otage par ses salariés. On appelait ça la confiance.
Dans l’open space qu’ils ont cru bon de nous faire subir en
brandissant le mot « convivialité », se mélangent stylistes,
graphistes, acheteurs, gestionnaires, assistantes et modélistes. Les stylistes
près des fenêtres afin de déterminer la pertinence du bleu moyen sur le bleu
foncé pour l’encolure du pull maille de la collection prochaine, qu’on fera
fabriquer en Chine, dans une usine qu’on croit certifiée ISO. A l’autre extrémité
les acheteurs surmenés par la course à la rentabilité, la marge, les réunions
de validation, les rendez-vous fournisseurs, les retards de production et un
florilège de contraintes imputées à leur premier burn out.
Au centre les approvionneurs, ces gestionnaires de la quantité
au module. Le temple du tableau croisé dynamique Excel où le soleil ne s'attarde jamais.
Dans l’open space, grouille une population très diversifiée
aux caractéristiques poussées à l’extrême, ici principalement féminin où la
femme enceinte est le seul élément permanent et où le pot de départ se fête à
coup de Curly et de cidre chaud acheté au Franprix du coin.
Dans l’ordre décousu du stéréotype, on y trouve la râleuse
compulsive, la castafiore, la pipelette insignifiante. Il y a le bibelot, celle qu’on voit depuis 3
ans et dont on ne connait toujours pas la fonction. La sourde et muette, le
matheux inquiétant profilé sérial killer, la féline sexy à la démarche chaloupée usant de ses charmes pour vous refiler un dossier litigieux, l’anorexique, l’alcoolique, la fille enrhumée à vie, les stagiaires sur-motivés, la cuisinière bien dans sa vie qui adore être encensée pour ses dernières
expériences culinaires exposées dans un Tupperware en libre-service. La timide
trop gentille qui ferait complexer mère Térésa, la chef tortionnaire qu’on veut
voir mourir rapidement, la styliste toujours enjouée qui narre à haute voix sa
dernière aventure, où comment elle s’est fait draguer par Vincent Cassel, Benjamin
Biolay ou Louis Garrel qui l’a regardé du coin de l’œil, elle en est sûre, dans le dernier
restaurant fashion où ils servent d’ailleurs un délicieux carpaccio agrumes, tiens regarde j’ai posté la photo sur
Instagram. J’ai douze like.
Et puis il y a moi. La grande dodue tatouée qui s’habille
comme un garçon. Sociologue de comptoir, gentille avec les nouveaux, souple
avec les anciens. Qu’on surnomme Buzz l’éclair et dont le but premier est de
balancer une vanne bien placée, de faire régner une bonne ambiance en dehors de tout
tracas personnel. Celle qui part fumer sa clope à 11h00 et 16h08, adossée au mur
de l’office, les yeux rivés sur le trafic en songeant tour à tour à ses amours,
sa nouvelle voiture, où au bordel annoncé de la prochaine soirée lesbienne où elle ira traîner son sourire de façade en assistant à des scènes surréalistes.
---
B.O. du #2
Lierau Endarson - oh sepurman - timboletti edit