La perfection utopique d’un monde que l’on croit maîtriser à coup de consommation massive pendant que nos idéaux foutent le camp.
lundi 16 novembre 2015
#14
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#14
Il y a ce
vent glacial qui traverse le hall du 104 où je sautille en attendant Tania. Une
fille gère l’accueil, la moitié du visage emmitouflée dans son manteau, nous
annonce que le concert a du retard, qu’on viendra nous chercher. Pendant que Tania discute avec un type qu’elle
semble bien connaitre mais à qui elle n’a pas grand-chose à dire, je m’attarde
sur l’immense installation artistique faite de centaines de roues de vélos. Je
cherche un sens, je m’interroge, je m’intéresse. S’émerveiller innocemment devant
une œuvre d’art ne semblait pas encore devenir un luxe.
Je tends
le bras et fais tourner une roue pendant qu’ils me regardent, interloqués. « Désolée, ça faisait dix minutes que j’avais
envie d’y toucher… »
Braver l’interdit
allait alors prendre tout son sens.
Au Café
Caché où nous nous amassons, l’ambiance est aussi légère que la mousse qui
recouvre nos bières. Je sens qu’on tapote sur mon épaule. Un quart de tour de
buste et le petit minois de Théodora apparaît dans mon champ de vision. Je la
félicite, quelques heures plus tôt j’apprenais qu’elle allait se produire à l’Olympia.
Reflète dans son regard, l’humilité des jolies âmes.
Le
spectacle débute. Perché sur un balcon de fortune, un homme à l’allure David
Lynch, arrosé par une douche de lumière céleste, annonce le programme et nous invite
à nous abandonner dans l’atmosphère mystique qu’ils nous ont concocté.
Fiodor
traverse la salle et grimpe sur scène, rejoindre le groupe déjà en mouvement.
La scénographie est sobre, le rythme est soutenu, mon pied gauche bat la
mesure. Il y a tant à admirer à un concert. Des doigts qui pincent avec
précision le cordage d’une guitare, les muscles bandés du batteur, les
chaussures usées du mec qui n’a que sa musique à penser, les paupières closes de
la chanteuse sur une vocalise poussée, la chaleur qui émane des corps et s’évapore
dans les rayons penchés des spots colorés.
Assister
à un concert c’est se réunir pour regarder dans la même direction, écouter les
mêmes chansons mais s’évader chacun de son côté.
Des
visages s’éclairent à la lumière des smartphones. La dizaine tourne à la
trentaine en l’espace de quelques minutes. Quelque chose se passe. Je sors le
portable de ma poche, je lis : T’es
où ? Tu es chez toi ? Décroche ton téléphone ! Restes où tu es. Réponds,
mais réponds bordel !
Je ne
sais pas à qui répondre en premier, je ne comprends pas ce qu’il se passe, je
tends mon écran à Tania, qui regarde le sien, tout aussi inondé de SMS. Fusillade, morts, concert, bombe.
Engourdissement
général, respiration courte, je prends quelques minutes pour réaliser, je
scrute la salle qui se vide par le fond. On
sort ! que je glisse à l’oreille de Tania.
Dans l’entrée,
un silence morbide. Le public est rivé sur son téléphone, un mec écoute la
radio le visage grave. Je déroule le fil d’actualité à mon tour. Il y a cette
fille qui poste des photos depuis l’intérieur du Bataclan, le corps ensanglanté
d’un jeune homme qui avait aussi payé pour s’évader. Elle dit qu’elle est
bloquée, elle dit qu’il faut venir la sauver. Le carnage 2.0.
Nous
nous asseyons, nous nous relevons, nous sortons de la pièce, nous entrons à
nouveau, nous ressortons, nous fumons. Je ne distingue pas mes tremblements du
froid ou de l’effroi.
J’peux pas croire que ça arrive. Qu’est-ce
qu’on fait ? Emilie est au Bataclan. On reste là ? Il faut qu’on
reste groupé. Je préfère tenter de rentrer. J’veux pas rester là toute la nuit.
Sonnerie
retentissante au moment où la grille se referme sur notre passage. Alex
prévient dans le combiné : Ne sortez
pas, restez où vous êtes, ils tirent dans les rues. Volte-face, grille verrouillée.
Vous ne pouvez pas rentrer, nous
sommes en plan Vigipirate. N’insistez-pas.
Marche
rapide direction ma voiture. Fermeture des portes, j’allume le contact, on
tente un départ. Le tableau de bord joue l’avertissement avec son gros bip qu’il
faut traduire par: T’as plus d’essence
meuf…
Je
dépose Tania à Pigalle, je m’engouffre dans le centre de Paris, réservoir incertain.
Sirènes, ambulances, touristes inquiets, courses folles de résidents. Travelling sur un Saint Germain désert avec pour bande son, la voix chevrotante d’un
François Hollande qui finit par glacer toutes les parties de mon corps qui ne l’étaient
pas encore.
Mon appartement
n’a jamais semblé aussi vide. Il n’y traîne ni chair brûlante, ni cœur palpitant.
Tout est à sa place entre les murs blancs immaculés. Les plantes arrosées de la
veille, les livres impeccablement classés, les coussins remarquablement
alignés.
La perfection utopique d’un monde que l’on croit maîtriser à coup de consommation massive pendant que nos idéaux foutent le camp.
La perfection utopique d’un monde que l’on croit maîtriser à coup de consommation massive pendant que nos idéaux foutent le camp.
J’ai
peur d’allumer la télévision comme j’aurais peur de l’éteindre.
Le
lendemain, Camille décide de maintenir sa fête d’anniversaire. Il fallait juste
remplacer le mot fête par rassemblement. Alors on a mis un peu de musique, on a
ouvert quelques bouteilles. On n’a pas fait semblant que tout allait bien. On a
essayé de croire, pour quelques heures encore que notre insouciance n’avait
pas été touchée.
B.O. du #14
A PROPOS
Figure pluridisciplinaire de la nuit parisienne queer depuis une dizaine d’années, Juncutt organise sa première soirée en 2005 et rejoint le collectif Barbieturix avec lequel elle organisera les soirées « Clitorise » et « Better Fucking Girls » à la Flèche d’Or et au Social Club.
Elle dépeint pendant 5 ans, ses aventures nocturnes sur son blog « Smoking Kills », critique satirique et mélancolique et tourne en parallèle le « documentaire » à épisodes, intimiste et doux dingue « You Should Be Me ».
Maîtresse de cérémonie de la GASTON Queer Clubbing qu’elle organise avec Vainui de Castelbajac entre 2013 et 2015 ainsi que des PIMP MY GASTON au nuba.
Fourni par Blogger.