-T'as pas vu mes poireaux ?
Dans l’encolure
de la porte, se tient ma mère, à contrejour, tel un spectre vicieux. Nous
sommes dimanche, il est 9h57. Tentative futée de me sortir d’un sommeil que j’avais
pourtant bien mérité. Je garde les yeux clos en ronchonnant un Heiiinn ? Mhnnnoooonnnnn bien gras. Bouche
pâteuse, tête lourde, victime de la bouteille de vin que je me suis enfilée
sans honte dans le but avoué d’effacer la veille. J’enfouie ma tronche
renfrognée sous la couette afin de bien faire comprendre que ma nuit ne peut décemment
pas se terminer sur une question aussi brûlante.
Assoupissement avorté lorsque je commence à imaginer sa botte
de poireaux au fond de mon coffre, oubliée à la caisse, dans un caddy, dans un
caniveau, dans la main d’un type aux yeux injectés de sang qui hurlerait à la caisse de Carrefour: Ils sont à moi !!
Ils sont à moi tes putain de poireaux !! Rire de hyène diabolique
raisonnant sur toute la ville. Ses poireaux à toutes les sauces, je les rêve en
soupe, ciselés, en juliennes, en confit. Poireaux, poireaux, poireaux… Je me redresse
en sursaut avec pour ambition première, rentrer à Paris au plus vite sans en
avoir l’air, juste après qu’elle ait de nouveau entrouvert la porte en m’annonçant
« Mais en fait je les ai pas
acheté, ahah j’suis con. »
24h plus tôt. Je me gare sur le parking donnant sur la
fenêtre de sa cuisine pour annoncer mon arrivée. Elle soulève son chien pour qu’il
assiste aussi à ma venue, se mette en transe et prévienne tout l’immeuble de l’arrivée
imminente d’une personne qui ne semble pas être le facteur, grâce à des aboiements
stridents que je devrais calmer à coup de pied au cul surmonté d’un affectueux « Mais ta gueule putain ! ».
Dans l'entrée, elle s’approche pour m’embrasser mais la gueule du chien, revenu
dans ses bras, s’interpose à chaque bise, sa truffe humide entre deux joues.
A
chaque visite je découvre chez ma mère, un nouveau comportement s’éloignant de
la femme qu’elle était.
Faire
une montagne d’un petit problème du quotidien. Parler toute seule. Commenter chacune
de ses actions. Renommer son chien Denyse, m’appeler par le nom du chien. Raconter
en détail la vie des enfants de la voisine du troisième étage tout en ignorant sans complexe ce qui anime la mienne. Me montrer ses derniers achats en précisant fièrement, c’est
important, « C’était en promo ».
Me montrer chacune de ses boites de médicaments contre la tension, les rhumatismes,
les maux de têtes et la constipation bien entendu, on n'ingurgite pas autant de molécules sans risque. Me faire lire tous les
courriers auxquels elle ne comprend rien. Mettre son téléphone en haut-parleur
et hurler près du micro. Me demander de faire toutes les mises à jour de tous
ses produits high-tech. Et biensur, dormir avec un bigoudi sur la frange.
De
petites actions inoffensives reflétant la vie morne d’une majorité de femmes retraitées,
sans doute persuadées à mon âge, qu’elles échapperaient au déclin. Une génération
de femmes ayant toutes refusé de refaire leur vie après s’être fait larguer
au bout de 20 ou 30 ans de mariage pour cause de date de péremption dépassée, et avec pour unique contrainte, être à l’heure pour regarder leurs séries
préférées.
On n’est
jamais trompé par un personnage de fiction.
-Tu ne mettras pas tes chaussures sur les
barreaux de la chaise, elle est neuve, c’est de l’inox. Je l’ai achetée en
promo. J’inspire. J’ai rien à
fait à manger, t’as dit que t’étais au régime. Bois de l’eau. J’expire. Franchement quand je pense que t’as voulu
me faire payer le péage. (Rappel des faits : Mois d’Aout. Montant du
litige, 3,80 euros )
Suffocation,
je m’exprime : Ok tu sais quoi, je
me casse !
Je ne m’étais
pas barrée en trombe d’un endroit depuis que j’avais quitté mon poste d’assistante
chez CINELITE en 2007. Redressée tel un suricate, poings sur la table, tirade radicale à l'attention de l’agent artistique médusée. Réalisant
ainsi le fantasme absolu de tout employé à bout de nerf, balancer une réplique cinglante,
claquer la porte en partant, et courir dans la rue en se répétant « Je l’ai fait putain ! Je l’ai fait ! »
Je m’engouffre
dans le premier parking commercial venu, Intermarché, loin de l’entrée, je
coupe le moteur, je coupe la radio, je décroche ma ceinture, je retiens une
montée de sanglots grâce à une respiration maîtrisée. Je n’ai pas pleuré à
cause de ma mère depuis 1998, à ce moment précis où j’avais compris au son de sa
voix, qu’elle s’était remise à boire. C'est un cauchemar récurrent.
Devant
moi, tous les couples cinquantenaires se donnent rendez-vous pour m’offrir le
spectacle le plus insignifiant de la vie quotidienne auquel il est impossible d’échapper lorsque que l'on pratique la vie normale des gens normaux:
Les courses de la semaine.
Il ouvre
le coffre, elle range chaque article méticuleusement dans de grands sacs usés,
il porte les packs d’eau, elle cale les sacs dans le coffre, il récupère la
pièce d’un euro, elle part ranger le caddy, le tout dans un silence religieux.
J’observe
cette scène quatre fois de suite en apposant le visage de ma mère sur chacune
de ces femmes, écrasées par une routine fétide mais avec l'air d'être comblées, l'air d'être aimées.
Je démarre,
j’y retourne, je sonne à la porte, elle ouvre, me sourit et n’évoquera pas une
seconde cet incident comme elle a gardé le silence sur toutes les souffrances
de sa vie.
-Bon, on va faire des courses ?
B.O. du #13