J’ai
attendu 2016 sans imaginer qu’après nous prendre la vie par centaine, la mort
pouvait nous retirer nos artistes au compte-gouttes.
J'aimerais
vivre un seul jour sans avoir à célébrer un défunt. Je voudrais m’asseoir
dans un bar sans repérer les sorties de secours. Je voudrais entrer dans un
lieu public sans avoir à me faire fouiller la sacoche. Je voudrais
arrêter de m’extasier devant une mitraillette qui prend le métro. Je voudrais cesser
de raconter ce que je faisais le 13 novembre dernier, en clôturant par un silence,
une tête penchée, des yeux dans le vide, victime comme vous tous, du
traumatisme passif. Mais ce que j'aimerais avant tout, c’est arrêter de m’excuser
d’être en vie.
Puisque
ça n'est pas encore possible, il ne nous reste plus qu'à danser.
Echange
permanent avec Katia. 600 bornes nous séparent, un projet nous rassemble.
Briefing communication Amour Sauvage. Contrats à signer, artistes à ménager,
flyers à diffuser, line up à organiser. On se parle autant qu’on pense.
T’as bien dormi ? T’as mangé
quoi ? Lemmy est mort. Tu vas te coucher ? Quel flyer on diffuse en
premier ? Delpech est mort. Je suis épuisée. Tsugi est partenaire. Il faut
inscrire le générique de Transparent au patrimoine mondial de l'humanité. Brain
va faire un article. J’ai envie de baiser. Envoie-moi le fichier final version
23. Peux-tu corriger le psd ? Galabru est mort. Tu sors ce soir ?
Est-ce qu’on a encore de la place pour un stand ? T’as le temps de faire
un bandeau pour Yagg ? T’en penses quoi de cette robe dos nu ? Quel est le
lien des préventes ? Je suis complètement bourrée. 10 balles c’est
vraiment donné. Boulez est mort. Il mixe sur quoi Monique ? Mais qu’elle
est adorable cette Annabelle. Quelle heure pour les balances ? Dis donc,
il serait pas un peu gay Dicaprio ? On met qui en physio ? T’as
regardé Jessica Jones ? J’ai réservé l’hôtel pour Saschienne. Bowie est
mort. J’ai prévu un raccord make up vers 1h. Et ce vert, il est pas trop
vert ? J’ai peur. Tout se passera bien, on a le cœur pur.
37b12.
Clic fait la serrure. C’est une porte qui s’ouvre à deux mains et dont il faut
enjamber l’encadrement. Escalier étroit, moquette clouée, autocollant au-dessus
de la sonnette, je cogne une phalange contre le vernis usé. Elle ouvre, sourie,
retire sa paire de lunettes, coince une branche coriace dans une mèche ondulée,
force un peu en précisant « Désolée
j’ai perdu une lentille. » Sa maladresse tranche avec l’assurance dont
elle est capable en plein jour.
Sur le
canapé sont éparpillés culottes humides, chaussettes dépareillés, chemises
froissées. Son intimité sent la lavande synthétique. « Je finis d’accrocher le linge. Sers nous à boire. »
Je
remplis nos verres, en attrape un, tournoie un peu, inspecte ses étagères,
commente ses livres, accuse ses films, m’arrête sur des photos d’elle, tantôt
aguicheuse, tantôt boudeuse, parfois complice, souvent heureuse. Nan Goldin est
couchée sur David La Chapelle, Jean D'ormeson frôle Nicolas Rey. La poussière
voile certains livres, mais je déchiffre
« Un jour je m'en irai sans avoir tout dit. » Il trône des bijoux sans valeurs, 3
briquets, un scénario raturé, une plante assoiffée, un polaroid sexy, des
factures à régler, une relance, un bouchon de champagne, une photo de son père,
une main de Fatma à côté d'un chapelet, un rouge à lèvres Chanel, une boite de
pansements, une invitation en lettre dorée. Tout ce bordel est salement
attendrissant. Elle ramasse un élastique, donne un coup de rein dans un tiroir
branlant, remonte ses manches, vide un cendrier, ferme la fenêtre, allume une
bougie, entortille ses cheveux pour former le plus fouillis des chignons, se
poste devant moi d’un souffle qui veut dire qu’elle est prête. Tu vas continuer à tout commenter ou on peut
s’embrasser ?
La
lumière verte de la pharmacie du rez de chaussée transperce la pièce par un
mince filet et vient finir sa course sur ses fesses à découvert. Mon téléphone
indique l’heure délicate où les négociations entre partir et rester doivent
s’amorcer. Se redresser délicatement, marcher doucement, pisser sans bruit,
tousser si nécessaire. Teint pâle, peau dégueulasse, ombre à paupières fuyant,
cheveux ébouriffés, lèvres mordues. C’est une gueule esquintée qui se reflète
dans le miroir de sa minuscule salle de bain. Pendant que je savonne
énergiquement mes mains en insistant sur les doigts, un petit pot blanc contenant
2 brosses à dents dont l’une particulièrement usée, m’amène à projeter sur ce
même miroir, l’image de son grand gaillard de mec, brossant avec frénésie ses
rangées de molaires, en tournant un peu le poignet pour bien atteindre le fond.
« Nan mais je vais rentrer en fait, je
suis garée sur une place livraison. »
B.O. du #18
Jens Uwe Beyer - Navy Stamp